Chapitre 14
Ses grosses mains agrippèrent mes épaules. Désormais, comme tant de jeunes adolescents avant moi, j'étais à sa merci. Sauf que j'avais un couteau à la main. Il me souleva si haut que mes pieds touchaient à peine le sol. Dans la pénombre, j'avais du mal à distinguer les détails mais je voyais sa chemise blanche, sa veste déboutonnée. Je balançai mon bras de toutes mes forces. La lame s'enfonça aisément dans la chair mais ripa sur l'os - une côte, sans doute - et il poussa un hurlement tandis que le sang giclait.
Il me lâcha et je piquai un sprint. Il me rattrapa au bout d'une seconde. Il avait récupéré plus vite que je ne m'y attendais. Il me tacla, me poussant à terre. Je me retournai et, cette fois, je l'atteignis à l'épaule, beaucoup plus profondément. Il rugit, se releva péniblement. Nous étions près du lac et j'aperçus un ou deux panneaux : nous nous trouvions dans une section réservée à la pêche. Je reculai parce que je n'avais pas d'autre solution.
Jusqu'ici, c'était lui qui avait pris la parole.
— Viens me chercher, ordure ! Viens me chercher, violeur !
Sa réponse me stupéfia :
— Ils ont pris leur pied. Ils adoraient ça.
— Mais oui, bien sûr ! Qui n'apprécie pas d'être enchaîné, brûlé et mutilé avant l'amour ?
— Non ! Pas les garçons. Tom. Tom et Chuck.
— Vous n'êtes qu'un malade !
Il se propulsa en avant. Il n'était pourtant pas bête : il avait un emploi intéressant et il y excellait mais ce soir-là, il n'était pas dans son état normal et il se rua sur moi. Je bondis sur le côté, il me dépassa et je le poussai des deux mains - ignorant la douleur qui me transperçait le bras. Il atterrit lourdement, juste au bord de l'eau. Zut ! Raté. J'aurais voulu qu'il chute dans le lac glacé. Cependant, il ne se relevait pas et j'en profitai pour m'enfuir. Je ne cours pas tous les matins depuis des années pour rien.
Je me faufilais entre les arbres en direction du seul chalet habité - le seul qui était éclairé. J'étais presque sûre que c'était celui des Hamilton.
Je crus entendre Barney des dizaines de fois. Je me cachai au moins une fois (peut-être plus) pendant plus de dix minutes sans bouger. J'étais à peine consciente tellement je souffrais. Je n'avais plus la force de raisonner. Je n'avais pas lâché le couteau : je craignais d'en avoir besoin si Simpson me rattrapait. En me remémorant la sensation de la lame qui s'enfonçait dans la chair, je dus m'arrêter pour vomir. Décidément, cette affaire n'était pas comme les autres. Jamais je n'avais eu de telles réactions. Là, ça pouvait s'expliquer mais j'avais vomi devant la grange, aussi.
Je me rendais compte que je perdais la tête. Je la secouai dans l'espoir que mon cerveau se remettrait en place mais le regrettai aussitôt car je fus de nouveau prise de nausées. J'avais un problème. Un problème grave. Je devais absolument me rendre à l'hôpital. Je gloussai.
C'est sûrement Tom gui m'a frappée avec la pelle. Barney m'aurait tuée.
Je m'étais immobilisée plusieurs minutes, l'esprit ailleurs. Je tendis l'oreille mais n'entendis rien. Cela ne signifiait pas pour autant qu'il ne se passait rien. Je ne faisais plus confiance à mes sens. Cependant, je m'obligeai à bouger car je devais à tout prix m'abriter du froid.
Ce fut le parcours le plus difficile de mon existence. Mais je voyais de la lumière et elle se rapprochait. J'étais encore loin de la route. Je vis passer les phares de quelques voitures.
Enfin j'atteignis le premier chalet. Le bois s'éclaircissait peu à peu jusqu'à la pelouse du chalet. J'ignorais tout : où se trouvait Barney, si j'étais bel et bien au lac de Pine Landing, si Tolliver était à ma recherche. Comment pouvait-il en être autrement ? Et s'il s'imaginait que j'étais partie de mon plein gré ? Nous nous étions chamaillés juste avant. Non, impossible. Il n'accepterait jamais que je le quitte.
J'hésitai, craignant de dévoiler ma présence. J'écoutai de toutes mes oreilles, scrutai de tous mes yeux. Mon cœur battait la chamade et la migraine me taraudait les tempes. Je dus lutter contre une envie quasiment irrésistible de m'allonger sur le sol glacé pour me reposer, juste une minute. Je pris quelques inspirations et rassemblai mon courage. La lune n'était pas encore levée.
J'avançai d'un pas, d'un deuxième. Et d'un troisième.
Il ne se passa strictement rien.
J'accélérai, traversant cette étendue de gazon jusqu'à la suivante. Quand je dis « gazon-», j'exagère. Ces cabanes étaient des résidences secondaires ou des camps de pêche améliorés : l'entretien du jardin n'était pas une priorité pour les gens qui venaient y passer le week-end. Les parcelles étaient relativement étroites et se fondaient souvent les unes dans les autres. Parfois, elles étaient séparées par une rangée de buissons qui devaient fleurir au printemps. Le terrain était irrégulier, envahi de mauvaises herbes, humide et parsemé d'objets divers : seaux, jouets d'enfants, barques recouvertes d'une bâche et même un portique. Un propriétaire négligent avait laissé ses fauteurs dehors. Je le sais parce que j'ai trébuché dessus.
Jamais je ne m'étais sentie aussi seule.
J'avais l'impression que cet épisode ne se terminerait jamais, que je me frayerais indéfiniment un chemin sur cette terre inconnue et que la mort me guettait inexorablement au bout de mon périple.
Je fus sidérée de constater que j'avais atteint le chalet des Cotton. Ouf ! J'étais à Pine Landing et la maison d'à côté - éclairée - était celle des Hamilton.
Cependant en frappant à leur porte, je m'exposerais à la lumière. Je risquais de les mettre en danger. J'avais beau supputer que Barney Simpson était en route pour le Mexique ou le Canada à bord de son 4x4, rien n'était moins sûr.
Je planifiai soigneusement la prochaine étape. J'allais courir jusqu'au chalet des Cotton, remonter la pente jusqu'à l'allée des Hamilton, gravir les marches de leur véranda et boum ! boum ! boum ! Ted m'ouvrirait, me ferait entrer. Il n'en aurait pas forcément envie car j'étais dans un état pitoyable et que mon apparition ne pouvait qu'être synonyme de soucis, mais j'étais persuadée qu'il me céderait le passage.
Je me ressaisis. À l'instant précis où j'émergeais de l'ombre, une silhouette passa entre le bâtiment et moi. La forme était davantage celle d'un ours que d'un être humain mais au bout d'une seconde, j'eus la certitude qu'il s'agissait de Barney Simpson - pas l'aimable administrateur de l'hôpital mais le monstre qui vivait en lui. Il boitait, les épaules voûtées. Je regrettai de ne pas l'avoir blessé suffisamment pour l'immobiliser. Il était d'autant plus dangereux qu'il souffrait.
Il s'arrêta pratiquement devant la porte des Hamilton. Le projecteur était braqué sur le sommet de son crâne. Feuilles et brindilles se mêlaient dans.ses cheveux. Son costume était maculé de sang, d'humidité et de saleté.
Il tenait à la main un énorme couteau, une sorte de machette. L'avait-il sorti de sa voiture ? Si oui, pourquoi ne s'en était-il pas servi lors de notre bagarre ? Apparemment, il avait été trop sûr de lui. Il n'avait pas songé qu'une arme serait nécessaire parce qu'il était grand et fort.
Très bien. Je patienterais.
Mais Ted Hamilton était aux aguets, comme à son habitude. La porte s'ouvrit et il apparut sur la véranda.
— Monsieur Simpson ? Est-ce vous ?
— Ah ! Monsieur Hamilton ! Je suis navré de vous déranger mais cette jeune femme qui a retrouvé les cadavres, cette Harper Connelly est en pleine crise de démence et elle est dans la nature.
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Ted d'un ton qui ne trahissait aucune émotion.
— Vous ne l'avez pas aperçue, par hasard ? Étais-je la seule à percevoir l'étrangeté de sa voix ?
Barney avait du mal à s'exprimer et à se comporter comme un humain.
— Non. Que ferez-vous si vous la rattrapez ?
— Je la conduirai à l'hôpital, bien entendu.
— Avez-vous l'intention de la décapiter d'abord ? Parce que c'est un gros couteau que vous tenez là.
— Non ! Monsieur Hamilton ! Attention !
Je bondis hors de ma cachette tellement j'avais peur que Barney ne s'attaque au vieux couple.
Mais M. Hamilton pointait un fusil sur Barney. Il dominait parfaitement la situation jusqu'à ce que je les surprenne tous les deux.
Barney se précipita vers moi en rugissant et je m'enfuis en direction du bois. Un coup de feu retentit derrière moi.
Et Barney cessa de me poursuivre.